Concurrence déloyale : état des lieux de la jurisprudence afférente aux pratiques de chiffrage.
Le crime paie-t-il toujours ?
Chères toutes, chers tous,
Elle est de retour. Vous l’avez probablement croisée sur un de vos dossiers ou au détour d’un article. Peut-être même êtes-vous de ceux qui sont allés à sa rencontre dans le domaine jurisprudentiel qu’elle occupe depuis le début d’année.
Ce n’est pas le château en Espagne qu’on lui avait bâti en 2017, alors que le Ministère de la Justice dévoilait son avant-projet de réforme de la responsabilité civile délictuelle. Certes. Mais la faute lucrative est bien de retour.
Et, à cet égard, elle est représentative des autres principes et méthodologies usités dans le chiffrage de pratiques de concurrence déloyale.
Depuis une quinzaine d’années, les réformes législatives sur le sujet sont finalement restées cantonnées à des préjudices très spécifiques (essentiellement les atteintes à la propriété intellectuelle , et les pratiques anticoncurrentielles stricto sensu - c’est-à-dire les pratiques directement visées par l’Autorité).
La jurisprudence en la matière, s’est, en revanche, montrée plus générale ; notamment sur ces quatre dernières années, ponctuées d’arrêts ayant révolutionné le chiffrage des pratiques de concurrence déloyale.
Ce travail, précieux pour les experts financiers, vaut bien une rétrospective et un état des lieux.
“N’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire”
Taillons directement dans le vif du sujet : la notion de concurrence déloyale n’est pas strictement définie par la législation.
Il s’agit essentiellement d’une construction jurisprudentielle et doctrinale, qui s’enrichit au fil du temps. Elle regroupe toute atteinte à la “saine et loyale concurrence”, qu’il s’agisse de pratique de confusion, d’imitation, de dénigrement, de désorganisation, de parasitisme ou d’infraction aux règles communes (revente à perte, non-respect de normes réglementaires, ou évasion fiscale par exemple).
Cette liste à la Prévert, non arrêtée et non exhaustive, s’abreuve déjà auprès d’une multitude de codes différents (Code du Commerce, Code de la Propriété Intellectuelle, Code Civil, Code de la Consommation, etc.), alors même qu’elle prend le parti, discutable, de distinguer strictement concurrence déloyale et pratiques anticoncurrentielles.
Entendons-nous bien : nous ne militons pas pour l’élaboration d’une définition figée de la notion. Au contraire, nous sommes convaincus qu’elle doit évoluer avec la vie des affaires.
Deux exemples, dont nous reparlerons prochainement dans ces colonnes :
Dans quelle mesure la propriété commune (détention de participations croisées entre concurrents) constitue-t-elle une rupture de la loyauté dans la concurrence pour les sociétés qui sont exclues ou les nouveaux entrants potentiels ?
Dans quelle mesure une entreprise dépourvue d’un objectif de rentabilité immédiate (qu’elle fournisse un service public, ou qu’elle se soit lancée dans une politique de conquête de parts de marché financée à perte par des fonds d’investissement) pratique-t-elle une concurrence déloyale à l’égard de ses concurrentes astreintes à cet impératif de rentabilité ?
Ces deux points, parmi bien d’autres, devraient être traités par la législation.
En revanche, il est important de garder ces considérations à l’esprit lorsque l’on évoque la notion de concurrence déloyale.
La transposition de la directive 2004/48/CE
Combats de codes
Rendons à César ce qui est à César, et à Napoléon ce qui est au Code.
Sous l’impulsion des directives européennes, la législation a renouvelé quelques-unes de ses dispositions sur les méthodologies de chiffrage de certaines pratiques de concurrence déloyale. Mais sans le dire.
Parlons un peu contrefaçon : on pourrait définir ce terme comme un quasi-synonyme de parasitisme, à la nuance près qu’il suppose l’existence d’un droit privatif établi (brevet, droit d’auteur, etc.). Est-ce à dire que dès lors que le produit contrefait est protégé par un brevet, la concurrence redevient loyale ?
Nous sommes mauvaises langues. Ce passe-passe sémantique est utile.
À l’occasion de la transposition dans de la directive 2004/48/CE par la loi de la lutte contre la contrefaçon du 29 octobre 2007 (renforcée de la loi du 11 mars 2014), la législation avait, en effet, consacré une première exception au principe de réparation intégrale du préjudice au sein du Code de la Propriété Intellectuelle.
Cette première exception s’inscrivait dans une logique dissuasive, comme le soulignait Monsieur Jean-Michel Clément, alors rapporteur de la commission des Lois constitutionnelles, de la Législation et de l’Administration générale de la République :
« (…) il paraît anormal que le contrefacteur soit seulement condamné au paiement d’une somme équivalente à celle versée par l’exploitant régulier d’un droit de propriété intellectuelle. Pour que le dispositif soit dissuasif, il faut que le contrefacteur s’expose nécessairement au paiement d’une somme plus élevée ».
Or, cette approche dissuasive de l’infraction économique, constamment défendue par les institutions européennes et largement répandue en common law (en témoignent les spéculaires treble damages américains dont les montants peuvent être colossaux), est difficilement compatible avec la tradition législative française, et notamment avec les fondements du Code Civil.
L’objectivisation de la responsabilité civile a, en effet consacré le principe de réparation intégrale en droit français (cf. articles 1231-2 et 1240 du Code civil) car, de jurisprudence constante :
« le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » [lien source]
Dans l’esprit du Code Civil (ou du Code de Commerce), la responsabilité civile française est donc aveugle aux gains indus que pourrait retirer un acteur économique d’une faute, du moment qu’elle n’est pas cause de dommages directs à une victime.
Pour précieuse que l’extension des dispositions accordées au préjudice de contrefaçon à ceux de la concurrence déloyale aurait pu être, elle ne serait pas allée sans déclencher de véritables conflits de codes.
Les innovations de chiffrage
Disons toute de même quelques mots de ces dispositions, aujourd’hui de plus en plus utilisées en matière de concurrence déloyale. L’article L521-7 du Code de la propriété intellectuelle précise en effet que :
« Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :
1° Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
2° Le préjudice moral causé à cette dernière ;
3° Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n'est pas exclusive de l'indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée. » [lien source]
Cet article impose donc au juge d’examiner, non seulement la situation économique de la victime, mais aussi celle du contrefacteur avant de prononcer une décision. Dès lors, il lui y est possible de prononcer une injonction à produire des documents et preuves en possession du contrefacteur.
La possibilité de solliciter une indemnité forfaitaire, constitue une autre corde à cette stratégie de chiffrage par le bénéfice indu (un avatar de la faute lucrative). Cette stratégie est, par exemple, particulièrement adaptée aux contrefaçons de produits de luxe dont les clientèles du produit original et de sa contrefaçon sont radicalement différentes. L’impact d’une contrefaçon sur les ventes de la marque de luxe n’est généralement pas très significatif, mais le bénéfice généré par le contrefacteur très important.
Mais passons rapidement sur les spécificités du préjudice de contrefaçon (nous vous renvoyons à un autre article pour [en savoir plus]) pour revenir à notre affaire.
Encore plus de transposition
À titre superfétatoire, évoquons rapidement une autre transposition montrant combien la multiplication des méthodes de chiffrage était importante en droit de la concurrence.
En mars 2017, une autre transposition , portant cette fois sur les actions en dommage et intérêts relatives aux pratiques anticoncurrentielles, facilite très nettement les actions en réparation consécutives à des sanctions de l’Autorité (toujours dans la logique de dissuasion évoquée supra), en introduisant une série de présomptions.
Première présomption (irréfragable) : une entité est réputée avoir commis des pratiques anticoncurrentielles dès lors qu’elle ne dispose plus de voie de recours ordinaire face à une mise en cause par décision de l’Autorité de la Concurrence ou de toute autre juridiction compétente au niveau de l’Union Européenne (article L481-2 du Code de Commerce).
Seconde présomption : toute pratique anticoncurrentielle est présumée causer un préjudice (article L481-7 du Code de Commerce).
Troisième présomption : la victime de pratiques anticoncurrentielles est présumée ne pas avoir répercuté les surcoûts subis sur ses propres clients (article L481-4 du Code de Commerce).
Ces trois présomptions font évidemment référence aux notions de faute, de causalité, et de chiffrage du dommage, qui sont au fondement des demandes en réparation au titre de la responsabilité délictuelle. [lien source]
Début 2017, certains pans de chiffrage des atteintes à la concurrence (contrefaçon, pratiques cartels notamment) avaient donc été réformés pour permettre davantage de souplesse dans l’évaluation. L’avant-projet de réforme de la responsabilité délictuelle, évoqué en introduction du présent article, aurait pu couronner ces avancées spécifiques, en en adaptant l’esprit dans le cadre plus général de la concurrence déloyale.
À date, cette réforme est pourtant retournée à son état de serpent de mer (un nouveau projet a été proposé examiné par le Sénat en juillet dernier : [lien source]).
Les évolutions de la jurisprudence sur la concurrence déloyale
Parasitisme et vol d’informations confidentielles
La jurisprudence, elle, ne s’y est pas trompée. Les réformes éparses effectuées depuis une quinzaine d’années sont particulièrement importantes pour l’ensemble du droit de la concurrence.
Comme évoqué plus haut la frontière entre contrefaçon et parasitisme (l’un des composants de la concurrence déloyale) est mince, et tient essentiellement à l’existence établie d’un droit privatif.
De même, l’appropriation de savoir-faire non breveté par des moyens illicites (notamment du débauchage) ne saurait être justement chiffrée qu’en termes de bénéfices indus (issus de ventes supplémentaires ou à des économies d’investissements) . La loi sur le secret des affaires du 30 juillet 2018 aura d’ailleurs consacré les méthodologies de chiffrage introduites dans le Code de Propriété Intellectuelle (l’indemnisation forfaitaire en moins). [lien source]
Mais n’anticipons pas. Revenons en Octobre 2017, date à laquelle la Cour de Cassation a validé un chiffrage de préjudice en concurrence déloyale inspiré de la méthode jusqu’alors dévolue au préjudice de contrefaçon. La Cour de Cassation a ainsi estimé qu’il était « loisible » de s’inspirer du code l'article L. 521-7 du Code de la Propriété Intellectuelle pour évaluer « le préjudice résultant d’actes déloyaux » dès lors qu’il ne s’agissait pas une application littérale du texte. [lien source]
Consécration de la faute lucrative
Au-delà des cas de concurrence parasitaire déjà évoqués, d’autres actes de concurrence déloyale ne peuvent être correctement évalués qu’à partir de l’auteur de la faute. Dans certains cas, des pratiques de dénigrement peuvent par exemple avoir un effet relativement modéré sur les ventes du concurrent (à qui sa clientèle est fidèle) mais, en revanche, un effet particulièrement important sur les ventes de l’auteur du dénigrement (qui bénéficie ainsi d’un positionnement indu).
Plus généralement toute rupture de l’égalité et de la loyauté dans la concurrence portant sur un abaissement illégal des charges (entorses aux principes réglementaires, sociaux et/ou fiscaux notamment) ne peut être pleinement constatée qu’à partir du bénéfice indu retiré par le fautif.
Le chiffrage par la faute lucrative apparaît donc comme essentiel dans bien des cas… et est considéré comme recevable par la Cour de Cassation depuis son arrêt du 12 février dernier :
« Si les effets préjudiciables de pratiques tendant à détourner ou s’approprier la clientèle ou à désorganiser l’entreprise du concurrent peuvent être assez aisément démontrés, en ce qu’elles induisent des conséquences économiques négatives pour la victime, soit un manque à gagner et une perte subie, y compris sous l’angle d’une perte de chance, tel n’est pas le cas de ceux des pratiques consistant à parasiter les efforts et les investissements, intellectuels, matériels ou promotionnels, d’un concurrent, ou à s’affranchir d’une réglementation, dont le respect a nécessairement un coût, tous actes qui, en ce qu’ils permettent à l’auteur des pratiques de s’épargner une dépense en principe obligatoire, induisent un avantage concurrentiel indu dont les effets, en termes de trouble économique, sont difficiles à quantifier avec les éléments de preuve disponibles, sauf à engager des dépenses disproportionnées au regard des intérêts en jeu.
Lorsque tel est le cas, il y a lieu d’admettre que la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes ». [lien source]
Si cette avancée est salutaire, elle ne se substitue évidemment pas à une modification profonde de la législation (surtout dans un droit de tradition civiliste comme le nôtre) ; ne serait-ce que parce que la jurisprudence n’est pas directement concernée par la définition de grands principes, tels que l’égalité ou la loyauté dans la concurrence ( nous vous renvoyons à nos considérations précédentes sur la propriété commune et l’objectif de rentabilité).
Conclusions
Dans l’attente d’une éventuelle réforme radicale du principe de responsabilité délictuelle, les évolutions de la jurisprudence de 2017 et 2020 ont déjà permis d’ouvrir largement les possibilités de chiffrage, et donc d’actions, en réponse aux pratiques de concurrences déloyales.
Pour l’expert financier, il s’agit à la fois :
d’une libération bienvenue de principes qui étaient parfois trop rigides et inadaptés à la juste estimation du préjudice ;
d’une responsabilité supplémentaire envers son client et son avocat partenaire.
L’expert devra désormais choisir la méthode la plus adaptée au cas d’espèce (en fonction des données disponibles, de la stratégie contentieuse retenue et de l’acceptation des différentes méthodes par la jurisprudence) parmi l’arsenal législatif à sa disposition.
C’est pourquoi, nous faisons grand cas, chez Æque Principaliter, de nous tenir informés des dernières évolutions de la jurisprudence.
Nous nous retrouvons dès vendredi prochain pour de nouveaux regards économiques sur l’actualité du droit.
Bien à vous,
Arnaud Cluzel
Associé - Æque Principaliter - [Vcard]