Pratiques anticoncurrentielles : quels standards de chiffrage ?
Six ans après la directive 2014/104/EU
Chères toutes, chers tous,
Même 2020 ne dérogera pas à la règle : à l’approche de la fin de l’année, les feuilles tombent et les bilans fleurissent.
Peut-être avez-vous vu passer celui de la Commission Européenne, qui, le 14 décembre dernier, a fait circuler un état des lieux à destination du Parlement sur la transposition de la directive 2014/104/EU dans les législations des états-membres ? [lien source]
Cette directive, qui avait fait grand bruit en France lors de sa transposition dans le droit national au printemps 2017, définit des pratiques, règles et méthodes en matière de demandes de réparations du préjudice subi du fait de pratiques anticoncurrentielles (ci-après « actions en private enforcement ») telles que les ententes sur les prix et volumes (pratiques de cartel, boycotts, etc.), ou les abus de position dominante.
L’objectif avéré de la directive était de faciliter les actions de private enforcement, naguère très timorées en Europe, alors même que l’Union en avait fait l’une des pierres angulaires de sa politique antitrust (cf. articles 101 et 102 du traité de fonctionnement de l’Union Européenne).
Selon l’état des lieux dressé par la Commission, la directive a bien eu l’effet escompté, les actions de private enforcement passant de 50 cas début 2014 (depuis l’adoption des articles 101 et 102 en 2001) à 239 cas en 2019.
Comment comprendre cette augmentation ? Les actions en private enforcement ont-elles été réellement simplifiées ou s’agit-il d’un effet de mode ? En quoi ces actions étaient-elles si complexes ? Et ces modifications permettent-elles désormais aux victimes d’obtenir des réparations substantielles de leur préjudice ?
Éléments de réponses du point de vue de l’expert financier en charge du chiffrage.
Un cas d’espèce : l’affaire Orange-Digicel
Commençons par la dernière question : le 17 juin 2020, la Cour d’Appel de Paris a validé la demande de réparations de 250 millions d’euros de l’entreprise Digicel, victimes de pratiques anticoncurrentielles (verrouillage de marché) d’Orange en Martinique et en Guyane. [lien source]
Cette somme, plutôt impressionnante, est à la hauteur des sanctions que peut prononcer l’Autorité de la Concurrence lors de procédures de public enforcement (lesquelles se sont largement développées depuis la création de l’Autorité en 2008).
Ce rééquilibrage parachève le dispositif de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, notamment en ce qu’il permet d’attraire en justice les fautifs, bénéficiaires de la politique de clémence de l’Autorité, et met en place un sabre à deux lames – sanction publique et réparation privée – particulièrement dissuasif.
Permettons-nous une digression : l’essor du private enforcement consacre le droit de la concurrence en tant que rempart pour les libertés individuelles au sens de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. »
Pour utile qu’elle soit, la logique de sanction des pratiques anticoncurrentielles (public enforcement) répond, en effet, à un critère du dommage à l’économie (cf. article L464-2 du Code de commerce), tributaire d’idéaux tels que l’optimum de Pareto ou la concurrence pure et parfaite.
Or ces idéaux sont contestables : pour rester dans une veine libérale, l’école autrichienne, Murray Rothbard tout particulièrement [pour davantage de détails], intègre les pratiques de cartel et les monopoles dans une compréhension dynamique de l’économie (monopoles et cartels ne sont que des états transitoires, intrinsèquement instables et nécessaires à la vie économique).
En revanche, l’atteinte des pratiques anticoncurrentielles à la liberté d’entreprendre – valeur fondatrice de notre société – est aussi grave qu’incontestable. Cette philosophie du private enforcement est importante en ce qu’elle est révélatrice d’une tendance de fonds de la modernisation du droit économique à l’avantage et au soutien des entrepreneurs. Mais nous vous proposerons un petit conte de Noël à ce sujet la semaine prochaine…
Pour l’heure, poussons quelque peu l’analyse sur le droit français : la transposition de la directive 2014/14, adoptée par le Parlement européen et le Conseil le 26 novembre 2014, dans le droit français en mars 2017 [lien source] amenait :
l’aménagement de la charge de la preuve grâce à trois présomptions,
la définition d’un cadre général de l’évaluation d’un préjudice lié à des pratiques anticoncurrentielles.
Les trois présomptions
Première présomption (irréfragable) : une entité est réputée avoir commis des pratiques de cartel dès lors qu’elle ne dispose plus de voie de recours ordinaire face à une mise en cause par décision de l’Autorité de la Concurrence ou de toute autre juridiction compétente au niveau de l’Union Européenne (article L481-2 du Code de Commerce). Seconde présomption : l’entente entre concurrents est présumée causer un préjudice (article L481-7 du Code de Commerce). Troisième présomption : la victime de pratiques de cartel est présumée ne pas avoir répercuté les surcoûts subis sur ses propres clients (article L481-4 du Code de Commerce).
Les deux premières présomptions font manifestement référence, aux notions de faute et de causalité, qui constituent deux des trois éléments de preuve à apporter lors d’une demande en réparation. Ces présomptions visent essentiellement à simplifier des actions de follow on (demandes en réparation sur la base d’une sanction préalable de l’Autorité), telles que celle menée dans l’affaire Orange-Digicel évoquée plus haut.
Dernièrement, dans l’affaire du cartel des ascenseurs, la Cour Européenne de Justice a d’ailleurs prolongé cette logique en confirmant que des personnes qui n’opèrent ni comme fournisseur, ni comme acheteur sur un marché concerné par une entente doivent pouvoir demander la réparation du préjudice qu’elles ont pu subir du fait de l’entente si un lien de causalité est rapporté. [lien source]
La troisième présomption concerne naturellement le dernier des éléments de preuve, à savoir le dommage. Elle permet, d’une part, le transfert de la charge de la preuve afférente au volet de répercussion du dommage au défendeur (les répercussions viennent en diminution du dommage subi) de sorte que l’intégralité de l’effort judiciaire exigé ne repose pas sur une seule des parties ; et, d’autre part, une meilleure circulation de l’information entre les deux parties (également renforcée par un article concernant les modalités de production de pièces – Art. L483-1).
D’un point de vue plus pragmatique, cette présomption étoffe les options tactiques de l’initiateur de l’action, qui peut ainsi adapter ses estimations selon le niveau d’information en sa possession ainsi que la stratégie judiciaire globale poursuivie.
Notons enfin, à titre subsidiaire, que la réforme prévoit un autre allégement des travaux naguère demandés au plaignant, à savoir la répartition des réparations de préjudices demandées entre les différents fautifs en cas de pratiques de cartels.
Du paradigme de chiffrage des pratiques anticoncurrentielles
Ce second volet de mesures esquisse le cadre général de l’évaluation du préjudice subi du fait de pratiques anticoncurrentielles (Art. L481-3 du Code de Commerce). Il reprend, pour l’essentiel, les grandes lignes de la note technique détaillée produite par la Commission Européenne sur la valorisation de la répercussion des surcoûts en 2016. [lien source]
détermination du surcoût,
étude de la répercussion du surcoût (pass on),
étude de la perte sur vente induite par une éventuelle répercussion.
En cohérence avec la troisième présomption, cette approche permet de phaser l’évaluation du préjudice en deux, ou trois parties, et, éventuellement, de laisser le soin au défendeur de prouver la répercussion.
La demanderesse demeure libre de prendre le contrepied et de traiter elle-même les trois séquences, au moyen de travaux successifs ou d’une approche simultanée – dite holistique, et généralement basée sur des modélisations économiques.
À l’instar des présomptions, la diffusion de ces méthodes de chiffrage a pesé dans l’affaire Orange-Digicel. La cour d’Appel de Paris a notamment validé la conformité de la méthode de chiffrage du préjudice (par comparaison spatiale, et temporelle – ou double différence) avec les méthodes préconisées par la Commission dans son guide de chiffrage.
Notons toutefois que le Cour continue d’utiliser les catégories traditionnelles du droit (gain manqué et perte subie) pour qualifier le chiffrage effectué, preuve que l’expert financier a tout intérêt à faire un effort de navigation et de pédagogie entre ses travaux d’évaluation, et les catégories usuelles de qualification du préjudice.
Reste que, même doté des armes efficaces forgées par la transposition de la directive, évaluer un préjudice de cartel n’est pas chose aisée.
Le cas hyperbolique des pratiques de cartel
De la complexité du cartel
L’affaire Orange-Digicel, sur laquelle nous nous sommes basés à ce stade, relève d’une pratique complexe d’abus de position dominante (verrouillage du marché de la téléphonie mobile aux Antilles et en Guyane) par plusieurs filiales d’Orange, mais non de pratiques de cartel aux dimensions d’un marché entier.
Au-delà de l’image d’Épinal du petit particulier affrontant une coalition de multinationales, les procédures de private enforcement relatives aux cartels demeurent lourdes, du fait de la nature même des cartels. Chaque entente est effectivement unique, du fait de :
Son contexte : Toute entente est la concrétisation d’une opportunité de marché et s’inscrit à ce titre dans un contexte socio-économique particulier. L’élaboration du cartel des producteurs de diamant brut autour de la multinationale de Beers en 1925 ne saurait, par exemple, s’envisager indépendamment de l’impérialisme britannique de la fin du XIXème siècle ou des évolutions du marché sud-africain au début du XXème. En outre, même si deux ententes visent les mêmes objectifs, elles évoluent de façon très différente selon leur contexte. Ainsi, les concertations de l’OPEP n’ont pas du tout eu les mêmes effets lors du premier choc pétrolier de 1971 que lors du contrechoc pétrolier de 2009. Dans les deux cas, l’impact du cartel est irréductible de son contexte géo-économique (fin des accords de Bretton Woods et guerre du Kippour pour le premier, récession mondiale à la suite à la crise des Subprimes, et développement de l’exploitation du gaz de schiste pour le second).
La nature de ses pratiques : Selon la structure du marché considéré, les ententes visent alternativement des objectifs généraux de rente, de prédation ou d’éviction. Or, ces stratégies se traduisent par des pratiques respectives très différentes : partage du marché, imposition de tarifs élevés au client commun, maintien d’un prix d’éviction contre le concurrent commun, boycott en sont quelques exemples.
la sensibilité de la victime aux pratiques : les pratiques de cartel identiques peuvent avoir des effets très variables selon la dépendance de la victime au marché impacté, de ses possibilités de répercussions, de ses stratégies de développement ou encore de son pouvoir de négociation.
Cet effort de caractérisation concerne non seulement le marché amont, foyer de l’entente, mais aussi le marché aval pour statuer sur une éventuelle répercussion du cartel (ou l’inverse : il est possible pour la victime de répercussions de lancer une action permettant de monter jusqu’à l’épicentre du cartel).
Allons au plus simple : considérons un cas bénéficiant de l’ensemble des trois présomptions, situé sur un marché peu problématique, et dépourvu de toute notion de perte de chance (pourtant fondamental si le projet porteur annulé du fait de la forte augmentation du coût d’acquisition de son principal composant sous l’influence du cartel, ou si le cartel a été précisément constitué pour évincer la concurrence).
Dans ce cas même, neuf phases de travaux demeurent indispensables au chiffrage, à savoir :
(i) La détermination du périmètre d’impact du cartel ;
(ii) L’analyse des points d’impact sur la rentabilité de l’entreprise ;
(iii) L’évaluation de l’impact des surcoûts liés aux pratiques de Cartel, c’est-à-dire la modélisation d’un marché amont contrefactuel ;
(iv) L’évaluation de sa propre position au sein de ce marché contrefactuel ;
(v) L’estimation de la répercussion (pass on) des surcoûts sur ses propres consommateurs ;
(vi) La modélisation d’un marché aval contrefactuel ;
(vii) L’étude d’une éventuelle contraction des volumes de ce marché (estimation des ventes perdues sur le marché) ;
(viii) La correction de ces ventes perdues de l’évolution contrefactuelle de la position concurrentielle de l’entreprise (e.g. entrée de nouveaux concurrents dans le scénario contrefactuel...) ;
(ix) Le chiffrage d’un préjudice global, sa capitalisation au taux adéquat et sa répartition pertinente entre cartellistes.
Si la troisième présomption fait reposer la charge des étapes v) et vi) du chiffrage sur la défenderesse, il n’en reste pas moins essentiel de se prêter, au moins grossièrement, à l’exercice (ne serait-ce que pour évaluer l’intérêt financier du lancement d’une procédure de private enforcement).
Dans cet article, nous insisterons sur les deux phases d’analyses, particulièrement intéressantes pour cerner l’ampleur du préjudice. Les autres phases constituent des phases de chiffrage purement techniques pour lesquelles nous nous limiterons à donner quelques outils.
Les phases d’analyses : établir l’ampleur du préjudice
De la complexité du cartel
Au-delà des questions relatives au contexte abordées précédemment, ces phases d’analyses portent sur l’ampleur des pratiques de cartel que l’on distinguera utilement par leurs impacts.
L’impact direct des pratiques concerne le niveau de marge de la victime des pratiques, à savoir le surcoût d’approvisionnement (diminué des répercussions, et augmenté des pertes de volumes liés aux répercussions) sur la période de préjudice. Il s’agit du cœur du préjudice (éventuellement augmenté d’un effet d’inertie).
L’impact indirect des pratiques intègre tous les autres effets dommageables, et notamment :
les pertes de chance consécutives à des effets d’éviction ou à l’abandon d’un projet,
et les effets d’ombrelle.
Cet exercice d’analyse des impacts présuppose une approche pluridisciplinaire : ils n’apparaissent pas avec la même importance au juriste, à l’économiste, au stratège ou au financier qui voient tous les cartels sous un prisme différent. Le juriste y voit une infraction à la libre concurrence, l’économiste une distorsion de marché, le stratège une modification du rapport de force concurrentiel, le financier une modification de la répartition de la valeur.
Le cœur du préjudice
Le cœur d’un préjudice causé par les pratiques de cartel correspond aux surcoûts d’approvisionnement(hors répercussion, et majorés du gain manqué au titre du volume de ventes perdues consécutives à la répercussion) sur la période des pratiques. Dans le cadre d’une procédure en follow-on, il s’agit de la période des pratiques sanctionnées par l’Autorité de la Concurrence.
Ce cœur de préjudice, d’ailleurs calqué sur la notion de dommages à l’économie utilisé par l’Autorité de la Concurrence, est classiquement schématisé comme suit:
Légende :
Aire A : Surcoût d’approvisionnement
Aire B : Gain dû aux répercussions de prix
Aire C : Montant des ventes perdues consécutives aux répercussions
Aire D : Zone de compensation des répercussions et des ventes perdues
Dommage = Surcoût d’approvisionnement – Impact des répercussions + Ventes perdues = Aire A – Aire B + Aire C
L’analyse critique, et éventuellement la modification, de ce périmètre sont toutefois indispensable car la perspective de l’Autorité de la Concurrence est celle, juridique, de sanction des pratiques de cartel avérées, et non celle, plus économique, de l’estimation des impacts desdites pratiques.
Concrètement, les dates de début et de fin de période retenues par l’Autorité de la Concurrence sont exclusivement fondées sur des preuves irréfragables (généralement matérielles : notes de réunion, échange de mail, preuves logistiques…) : l’entente débute ainsi avec la première réunion avérée, ne concerne que les participants aux réunions formelles et s’achève avec la dernière réunion conduite avant démantèlement.
Une nuance, souvent anecdotique, à apporter aux travaux de l’Autorité de la Concurrence concerne d’éventuelles pratiques de cartel antérieures à la première réunion avérée. L’analyse de certaines données financières (augmentation des prix, dégradation des marges) peut notamment en suggérer l’existence bien qu’il soit difficile de les établir.
Le passage du périmètre des pratiques sanctionnées (« le cœur de préjudice ») au périmètre d’impact réel des pratiques s’appréhende, pour l’essentiel, par l’analyse des effets d’inertie et d’ombrelle. . L’impact indirect des pratiques intègre tous les autres effets dommageables, et notamment, (i) les pertes de chance consécutives à des effets d’éviction ou à l’abandon d’un projet, et (ii) les effets d’ombrelle.
L’effet d’inertie
Chaussons nos lunettes d’économistes : si le cartel est bien une distorsion de marché, dans quelle mesure son démantèlement marque-t-il un retour à l’équilibre normal de marché ? L’effet d’inertie réside tout entièrement dans cette mesure.
Au minimum, le retour à l’équilibre est assujetti au temps d’intégration de l’information par le marché. Ce délai, fonction des rigidités du marché, peut être conséquent pour des secteurs au sein desquels les cycles de négociation (pour une entente sur les prix), ou le réajustement de l’appareil productif (pour une entente sur les quantités) sont longs.
Pour autant, un marché parasité par un cartel n’est pas nécessairement instable (pour des développements très intéressants sur l’instabilité des cartels nous vous renvoyons à cf. Rothbard, Man, Economy and State, chap.10.2, déjà donné en lien supra).
La compagnie De Beers a ainsi organisé le marché mondial du diamant pendant la grande majorité du XXème siècle (1925 – 1995) et le cours de ce produit ne s’est pas effondré (le diamant est une valeur refuge certes) suite à l’annonce de la De Beers de muter vers un modèle concurrentiel (en 2000).
Aussi est-il parfaitement concevable que l’équilibre issu des pratiques de cartel survive au démantèlement de l’entente. Le cas échéant, le réajustement du marché à un niveau normatif serait provoqué par des facteurs exogènes (changement de la règlementation, pénétration du marché par une nouvelle concurrence, innovations de rupture…).
Les pertes de chances
Des pertes de chances peuvent s’ajouter aux effets décrits ci-dessus.
Ces préjudices sont très variables, pouvant représenter l’essentiel du dommage (dans le cas de prix d’évictions) comme un subside (dans le cas d’un abandon de projet à la suite d’une cartellisation du marché de son principal composant).
Quoi qu’il en soit, le schéma présenté ci-avant appréhende davantage un gain manqué (les ventes perdues : aire C) qu’une perte de chance, qui, du reste, ne présente pas une relation aussi mathématique avec les répercussions que ce dernier.
L’aire d’effet des pratiques de cartel peut donc être sensiblement plus importante que le cœur de préjudice, suggéré par les éléments juridiques. Reste à restreindre cette aire d’effet des pratiques de cartel en fonction de ses impacts sur les différents cas d’espèces.
Là encore, les impacts subis peuvent être très variables, en fonction de leur alternative en matière d’approvisionnement, de leur marge de répercussion des surcoûts, de leur compétitivité hors-prix ou encore de leur pouvoir de négociation.
Dans cet exercice de précision, une bonne connaissance des process de la société est donc indispensable, mais l’approche financière, en particulier, permet une vision de synthèse appréciable. In fine, les impacts relevés précédemment se traduisent tous, soit par une variation des niveaux de marge, soit par une baisse du volume des ventes.
Dans le cas d’un effet d’ombrelle important, les rythmes d’augmentation des coûts d’approvisionnement évoluent plus ou moins indifféremment selon que l’on considère les références impactées par le cartel ou non.
Dans le cas d’un effet d’inertie conséquent, le rythme d’augmentation des prix continue de s’accélérer après la date de démantèlement du cartel…
En ce sens, le retour aux données financières permet de s’assurer de la robustesse de l’analyse effectuée en amont et délivre une première indication sur la nature du cartel, ainsi que sur l’importance des différentes séquences (surcoût, répercussion, ventes perdues) et effets (inertie, ombrelle, substitution) afférents.
Chaussons désormais nos lunettes de stratège : l’apparition d’un cartel est assimilable au glissement d’un marché relativement concurrentiel vers un marché relativement monopolistique.
En d’autres termes, les cartellistes tendent à devenir price makers. Dans cette configuration, il va de l’intérêt des entreprises extérieures (concurrents directs et – dans une moindre mesure – producteur de produits de substitution ou de complément) de s’aligner sur les prix pratiqués par les cartellistes ou de les répercuter.
Par effet d’aubaine, par désir de préserver la cohérence de sa grille tarifaire, ou par souci de limiter les effets de substitution vers des produits sur lesquels elle réalise une marge moindre, une entreprise est effet susceptible d’utiliser les surcoûts supportés comme d’un levier pour augmenter les tarifs de l’ensemble de sa gamme.
Toujours est-il que l’intensité de l’effet d’ombrelle est étroitement liée aux rapports concurrentiels et au pouvoir de négociation de chacun des acteurs du marché impacté.
Introduction au principaux outils de chiffrage
Les méthodes comparatives
Une fois l’ampleur du préjudice rigoureusement cernée, l’expert dispose de plusieurs outils lui permettant d’effectuer son chiffrage.
La première version des Guidelines éditée par la Commission Européenne en 2016 (cf. plus haut) listait un certains nombres d’outils économétriques, statistiques et financiers que les praticiens pouvaient utiliser pour leurs chiffrages.
La mouture de 2019 des Guidelines [lien source], complément plus spécifiquement dédié au passing-on, traduit toutefois un léger changement d’approche de la Commission Européenne qui privillégie désormais les méthodes dites “comparatives”.
Ces méthodes sont au nombre de trois :
la comparaison temporelle (before-during-after approach) qui consiste en l’analyse du marché considéré avant, pendant et après les pratiques considérés. Pertinente dans certain cas, cette méthode présuppose toutefois que l’intégralité de la distorsion de marché constaté pendant les périodes de pratiques est imputable à ces derniers. En l’absence d’une comparaison avec un marché extérieur, il s’agit d’une assertion discutable.
la comparaison spatiale (cross-sectionnal approach) qui consiste en l’analyse de deux marchés géographiques distincts mais similaires sur les périodes de pratiques ; l’un de ses marchés étant affecté par les pratiques de cartel, l’autre non. Une fois encore, il s’agit d’une assertion discutable pour peu que la partie adverse souligne d’autres différences entre les marchés considérés.
la double différence (difference-in-differences approach) qui consiste en la comparaison des différences temporelles respectives présentées par deux marchés similaires (l’un étant affecté par les périodes de pratiques, l’autre non). Il s’agit d’une méthode très appréciée en ce qu’elle permet de contrôler les paramètres étrangers aux pratiques sur la base de données empiriques.
La Commission précise que ces approches comparatives doivent être réalisées à part de données préalablement retraitées de facteurs parasites (par exemple tension sur les marchés de matières premières qui entrainerait une augmentation du prix du produit).
Ces retraitements peuvent notamment passer par des régressions linéaires ou des analyses indicielles.
Si ces méthodes tendent à recueillirent les faveurs des juges, elles impliquent un travail supplémentaire de collecte et de traitement des données considérable et parfois peu fructueux.
Depuis le développement de la big data, il existe de plus en plus de solutions informatiques aptes au traitement et à la restitution d’une grande volumétrie d’information (IDEA, QlikSense, ACL Analytics par exemple), qui n’est donc plus l’apanage d’acteurs spécialisés.
Pour autant, l’exploitation des données empiriques accuse bien des limites pratiques : exhaustivité et homogénéité des données dans le cas de la constitution d’un indice synthétique, représentativité des données dans le cas d’un raisonnement par inférence, comparabilité des données dans le cas d’un raisonnement par double différence…
Dans les faits, les données empiriques sont rarement exhaustives car l’information nécessaire est généralement fragmentée, stratégique et éventuellement archivée.
La représentativité des échantillons disponibles est souvent mise à mal par l’hétérogénéité des impacts du cartel selon les gammes ou les produits touchés (l’impact de cartel dépendant de la demande clients en aval, ainsi que de la sensibilité et de la réaction des concurrents au cartel, au niveau produit).
La comparabilité, quant à elle, est disqualifiée pour peu que le marché soit spécifique, que de nombreux effets exogènes impactent les périodes considérées (économique, changement du cadre légal, innovation de rupture bouleversant le marché…) ou que l’importance des entreprises cartellisées (entente et effet d’ombrelle) pèse trop lourd sur le marché.
Par ailleurs, la forme classique de comparaison par double différence (prix faibles avant, élevés pendant et faibles après) méconnait les cartels défensifs, visant au maintien d’une situation de domination préexistante (formation d’un cartel pour ériger une barrière à l’entrée sur le marché ou pour contrer des mesures légales visant à la diminution des prix sur un marché).
Plus fondamentalement, l’exploitation directe de données microéconomiques perd de sa pertinence dans l’exercice d’élaboration d’un scénario (d’approvisionnement ou de ventes) contrefactuel qui est indispensable dans l’estimation des dommages subis.
Elles transcrivent, en effet, la situation de la société dans un contexte bien précis, et n’ont donc pas de véritable valeur pour procéder à une reconstruction de marché.
Or, la détermination du dommage subi, passe, dès la détermination du surcoût d’approvisionnement, par l’élaboration d’un scénario contrefactuel qui, précisément, n’est pas une nuance microéconomique (nous vous renvoyons à Keynes pour la démonstration du no-bridge).
Dans le cadre de pratiques de cartel, l’élaboration d’un scénario contrefactuel présuppose l’élaboration d’un marché contrefactuel, et implique donc une certaine prise de recul sur les données factuelles de l’entreprise, au profit d’une vision plus macroéconomique.
Passé un certain stade, l’inflation des données empiriques devient donc plus chronophage que réellement utile. Et toutes les données n’ont donc pas la même valeur.
Les données retraçant l’évolution valeur/volume de l’approvisionnement sur la période d’effet des pratiques sont bien évidemment cruciales.
Les données de ventes, bien qu’utiles à l’estimation d’une éventuelle répercussion, sont plus dispensables. Elles sont parasitées par les variations de stock (stricto sensu, la répercussion doit être estimée sur les reventes des quantités achetées au moment des faits, et pas sur celles des quantités vendues).
Les méthodes de simulation
Les autres méthodes citées par la Commission sont essentiellement des méthodes de modélisation (simulation approaches) sur la base d’analyses économétriques (d’élasticité notamment) ou de théorie d’économie comportementale (industrielle).
Eu égard à son projet de Guidelines sur le passing-on, la Commission semble désormais pleinement les considérer comme des méthodes de repli : permettant notamment de pallier au manque de données économiques et financières.
Dans les, faits des dizaines de modèles existent ; certains se basant très abondamment sur des données empiriques et d’autres étant presque exclusivement théoriques. Cet article n’ayant pas vocation à l’exhaustivité nous vous proposons, à titre d’illustration, de présenter brièvement les plus classiques / caractéristiques d’entre eux.
Il s’agit de modèles élaborés à partir de paradigmes généraux de l’économie industrielle.
Des années 1930 aux années 1970, l’école de Harvard a développé le paradigme Structure-Comportement-Performance (SCP), essentiellement sur la base de travaux empiriques. Les modèles s’inscrivant dans ce paradigme se basent sur une hypothèse structurante de causalité : la Structure du marché détermine les Comportements des firmes, qui déterminent à leur tour les Performances du marché.
En d’autres termes, ces modèles se basent avant tout sur des hypothèses de marché. Vivement critiquée dans les années 1970 au motif d’une faiblesse théorique, ce paradigme a néanmoins pu être affiné grâce au développement de techniques économétriques, et à la prise en compte de l’influence réciproque du Comportement des acteur sur la Structure du marché.
Cette approche permet toujours une modélisation des pratiques de cartel essentiellement fondée sur des données de marchés. Le modèle développé par Verboven et Van Dijk [lien source] précisément à des fins d’évaluations juridiques, s’inscrit, par exemple, dans cette perspective.
Depuis la fin Des années 1970, l’initiative en matière d’économie industrielle est toutefois passée à l’école de Chicago, qui a développé sa propre approche en fonction de la théorie des jeux.
Contrairement à son homologue d’Harvard, l’école de Chicago s’appuie abondamment sur la théorie économique néoclassique (école autrichienne de l’analyse de la dynamique du marché plutôt que de l’équilibre, duopole de Cournot, de Bertrand, de Hotelling, équilibre de Nash…). Pour l’essentiel, les modèles issus de ce paradigme reposent sur la théorie des jeux et les notions d’équilibre de collusion et de déviation.
Dans cette optique, l’entente mène à un équilibre de collusion, soutenable tant que l’un des cartellistes ne dévie pas de l’accord ; dès qu’il y a déviation, l’ensemble des cartellistes réorientent leurs décisions vers le non-respect du cartel (il s’agit d’un équilibre de Nash : les cartellistes sont tous gagnants à ne pas dévier, mais il est individuellement plus rationnel de dévier pour bénéficier de l’impact marché du cartel tout en n’en subissant pas les contraintes).
En ce sens, les impacts du cartel sont déterminés par la stabilité de l’équilibre de collusion. Depuis la fin des années 1980, nombre de modèles particuliers se sont greffés sur cette base afin d’en développer des hypothèses particulières (ententes tacites, facteurs augmentant la collusion, nature de la concurrence, des produits ou de la demande, cadre informationnel, barrières à l’entrée, impact des asymétries d’information
Pour une présentation exhaustive desdits modèles, nous vous renvoyons à l’excellente étude de T. Penard [lien source].
Qu’ils se rattachent plutôt à l’école d’Harvard ou à celle de Chicago, les modèles demeurent limités tant par leurs postulats sous-jacents, que par leur portée davantage méso-économique que microéconomique.
Ils présentent toutefois les trois grands avantages de raisonner ceteris paribus (l’isolation de l’effet de cartel d’autres effets de marché est relativement difficile à partir des méthodes empiriques), de s’ancrer dans la tradition économique de laquelle découle la notion de concurrence, et de permettre une économie de données, parfois inévitable.
Conclusions
La Commission ne s’y est pas trompée : l’augmentation du nombre d’actions en private enforcement, comme l’affinage des techniques de modélisation visible entre les deux guidelines publiées témoignent de la réussite de la transposition de la directive.
Elles témoignent aussi de l’actualité des pratiques anticoncurrentielles, et du nombre impressionnant de préjudices malheureusement encore non réparés. Si ces procédures demeurent longues (de 2 à 4 ans), elles sont désormais plus accessibles et ouvrent réparations à des dommages très importants.
En chiffre comme en droit, il s’agit toutefois d’une pratique spécifique, sujette a de très fréquente évolutions (sous l’impulsion de la Commission notamment) et qui gagne beaucoup à être traité par des spécialistes de ces questions.
A l’heure actuelle, si la double différence a les faveurs de la Commission, les approches retenues sont souvent hybrides ; pour partie fondées sur des analyses statistiques brutes, pour partie sur des prolongements économétriques plus synthétiques, et pour partie sur l’intégration d’éléments de marché dans une perspective économique (sans pour autant systématiser l’approche).
Rappelons à cet égard que les guides européens ne proposent que des approches possibles et des outils utiles à l’estimation des réparations : il s’agit de faciliter les travaux analytiques de l’expert, et non de s’y substituer.
Nous nous retrouvons dès vendredi prochain pour le conte de Noël promis.
Bien à vous,
Arnaud Cluzel
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